Ne faites pas dans l’artificiel,
adaptez-vous avec intelligence … collective.
L’intelligence, c’est la faculté d’adaptation » disait André Gide. L’intelligence, la capacité d’apprendre et de comprendre caractérisent l’être humain. Elle a permis à l’Homme de s’adapter au cours des millénaires. Aujourd’hui c’est à la complexité du monde, à l’évolution exponentielle et extrêmement rapide des échanges et de la connaissance que nous devons faire face et nous adapter. L’intelligence artificielle, le développement des algorithmes simulant l’intelligence permettent d’appréhender cette complexité et de gagner en rapidité. L’intelligence artificielle donne du pouvoir sur un marché, un champ de bataille, un territoire, à qui sait l’intégrer aujourd’hui dans ses cas d’usage, ses solutions, ses équipements.
La connexion entre les usages et les technologies sur un temps court est un véritable challenge. Hackaton, startup scooting, idéation, design thinking, pitch, pitch inversé sont autant de méthodes sur le chemin entre les usages et la technologie. Cela pourrait paraître simple. Cependant, pour que ces méthodes aient un résultat concret, il est nécessaire de créer différentes conditions, en particulier des conditions dans l’esprit des collaborateurs et du management intermédiaire. Faire confiance à l’intelligence collective maintenant, expérimenter des possibles plutôt que gérer des risques heurtent les processus, l’organisation et la culture établies, génèrent de l’inquiétude qu’un bon intrapreneur doit pouvoir gérer. En cela, les défis organisés par la DGA au Ministère des Armées donnent un bon exemple de méthodes permettant d’aller de l’idéation jusqu’au déploiement opérationnel dans l’organisation.
Dans la sélection naturelle économique à laquelle nous devons nous adapter, il est important de comprendre ce qu’est l’intelligence artificielle non pas sous l’angle technique, mais sous l’angle économique. La puissance de l’intelligence artificielle réside dans ses effets de réseau. Plus une intelligence artificielle intègre de données pertinentes, meilleure elle sera. En d’autres termes, plus elle a d’utilisateurs, plus elle collecte de données, et meilleure elle devient, meilleures seront sa connaissance des clients et des menaces, ses prédictions et ses performances. Meilleure est cette intelligence artificielle, plus fort sera son pouvoir d’attraction sur les utilisateurs et les clients. Par un effet boule de neige, ce produit devient de loin le meilleur à servir les utilisateurs et donc incontournable.
Par ce phénomène, pour un usage ou un service utilisant de l’intelligence artificielle, il y a un réel avantage à être le premier à proposer un produit sur le marché. Dans un processus d’adaptation darwinien, nous pouvons dire que notre survie passe par la rapidité. La rapidité est une nécessité pour ne pas être sorti du marché ou devenir subordonné à l’intelligence artificielle de quelqu’un d’autre.
Plus que l’excellence technologique, la rapidité à déployer l’intelligence artificielle est une condition de survie.
Les Américains ne s’y sont pas trompés en multipliant les réorientations stratégiques sur le sujet. Le PDG de Google Sundar Pichai a annoncé l’orientation stratégique de Google de faire de l’intelligence artificielle sa priorité. Facebook n’est pas en reste sur le sujet en conjuguant réalité augmentée et intelligence artificielle. Elon Musk a fondé la société non lucrative OpenAI pour partager les recherches en intelligence artificielle et lutter contre une privatisation de l’intelligence.
Nous avons en France d’excellents ingénieurs, mathématiciens et informaticiens reconnus dans le monde entier par l’excellence de nos formations. Cependant, nous avons été dépassés voire dominés par les Américains sur les technologies de l’Internet et nous sommes en passe de l’être pour les technologies d’intelligence artificielle. Est-ce à dire que nous sommes trop lents pour sortir des produits innovants ? Certainement oui.
Lors du premier challenge organisé par la DGA début 2017, nous avions fixé un délai d’un an pour obtenir un produit expérimentable par les Forces armées pour répondre à l’urgence du besoin d’adaptation à une menace en évolution constante et rapide. Les échanges autour de la définition du défi au sein de l’équipe de ce projet sont assez représentatifs de la relation au temps dans notre culture française. Alors que les utilisateurs insistaient sur l’urgence du besoin et acceptaient qu’il ne soit couvert qu’à 60%, les ingénieurs proposaient une solution parfaite, couvrant 100% des besoins et respectant l’intégralité des normes … dans 3 ans. Que choisir ? La perfection dans 3 ans ou une solution partielle maintenant ? Nous choisissons souvent en France la première solution, alors que les lois de notre environnement et les effets de réseau sélectionnent naturellement la seconde. Dans le même ordre d’idées, les utilisateurs acceptaient une formulation ouverte du challenge sous forme d’une histoire basée sur leur quotidien, alors que les ingénieurs voulaient une formulation très précise du besoin, voire de la solution, ce qui aurait fermé l’innovation. L’équipe en charge du défi a su résister aux pressions pour allonger le délai et se focaliser sur les besoins essentiels à court terme.
Ainsi que le montre la théorie des dimensions culturelles de Geert Hofstede, l’aversion à l’incertitude est une caractéristique de la culture française, tout comme la culture allemande et contrairement aux cultures anglo-saxonnes. Cette aversion à l’incertitude se traduit par une grande quantité de règles, de normes, un besoin de planification précise en amont de tout projet, un refus des flous et des situations ambiguës et un contrôle important par des experts. Cela crée un frein important à l’innovation rapide, un frein que va devoir gérer un intrapreneur : innover nécessite d’explorer des chemins inconnus, de laisser de la place aux idées nouvelles par du flou et de l’ambiguïté. Or, notre culture française va demander aux porteurs de projet de préciser le planning, les risques et le retour sur investissement en amont, fermant les options et les possibilités d’innovation. Les Anglo-saxons, inventeurs des méthodes agiles, font davantage confiance et encouragent l’expérimentation rapide face aux utilisateurs. Celle-ci permet d’apprendre beaucoup sur le besoin et les réels bénéfices des technologies, ce qui est impossible par une réflexion d’expert aussi poussée soit-elle.
Accepter l’incertitude et expérimenter rapidement permet de gagner en rapidité.
L’intelligence artificielle nous aide, à partir de données, à apprendre, comprendre et prendre des décisions. En cela, elle interroge notre intelligence collective : comment apprenons-nous ? Comment partageons-nous l’information et la connaissance ? Comment collectons-nous les données et en construisons-nous une compréhension ? Comment coordonnons-nous nos intelligences individuelles pour décider ?
Comme le montre Geert Hofstede, dans le mode d’organisation pyramidal privilégié dans la culture française, les décisions sont prises par le pouvoir central. Les données sont utilisées pour justifier des décisions a posteriori et pour contrôler les équipes subordonnées. Dans le logiciel mental de chacun, de façon plus ou moins consciente, divulguer ses données est synonyme de contrôle et d’intrusion. Cependant, pour apprendre collectivement et faire apprendre une intelligence artificielle, il faut au contraire un partage des données, une transparence des informations et une grande confiance collective. En cela, la posture de la direction est un enjeu très important : moins de contrôle, plus d’autonomie, plus de confiance. Elle doit passer d’un management de contrôle et de décision à un management de délégation et d’intelligence collective. Plus focalisée sur la vision, elle doit laisser aux équipes opérationnelles la prise de décision de façon collective. Les Anglo-saxons, ayant plus une culture de négociation, sont mieux préparés à ce partage et à cette transversalité. Sur ce point, les Américains inversent la pyramide. Steve Jobs disait : « Il n’est pas logique d’embaucher des personnes intelligentes et de leur dire quoi faire. Nous embauchons des personnes intelligentes afin qu’elles puissent nous dire ce qu’il faut faire. »
L’innovation nécessaire à l’identification des cas d’usage ne fonctionne pas à l’autorité. On peut ordonner à quelqu’un de suivre une procédure ou une décision, on ne peut pas lui ordonner à d’innover, de donner ses idées et de s’engager sur la création de quelque chose de nouveau. Autrement dit, l’innovation est avant tout un choix personnel qui a besoin d’autonomie. Cette autonomie est autant le fruit d’une liberté donnée par la hiérarchie qu’une émancipation personnelle et collective. Les facteurs de motivation pour innover sont très différents de ceux liés à l’occupation d’un poste dans une organisation. Les ressorts de l’innovation reposent sur un besoin de réalisation et de dépassement de soi pour une cause ou une vision plutôt que sur un besoin d’estime de soi et de satisfactions matérielles. Là aussi, les Américains ont bien compris ce moteur en adoptant des organisations très plates formées de petites équipes avec des nouveaux modes de coordination.
Créer les conditions de l’autonomie dans le logiciel mental des équipes permet de développer l’intelligence collective aidée de l’intelligence artificielle.
Pour construire le programme de défis de la DGA, nous stimulons l’identification de cas d’usage auprès d’équipes sur le terrain en cultivant leur liberté de choix et, surtout, en développant le sens des challenges pour le ministère des Armées et pour chaque partie prenante. Contrairement à un fonctionnement hiérarchique tiré par l’intérêt individuel de chacun dans son poste (responsabilité, titre, promotion, bonus), le moteur des projets d’innovation est dans un objectif qui dépasse l’individu.
L’intelligence artificielle permet d’appréhender la complexité du monde actuel. Pour en tirer pleinement profit et survivre face à une concurrence mondiale, il faut passer par une adaptation de notre intelligence collective et un dépassement de nos modes de fonctionnement historiques. Cette transformation culturelle est complexe et prend du temps. Notre culture est à l’image de couches de sédimentation accumulées au cours du temps par notre longue histoire et celle de l’entreprise. Dans ce contexte, nous devons interroger notre logiciel mental collectif pour nous adapter. Sébastien Bazin, PDG d’Accor, l’a bien décrit : « Si on ne comprend pas que la transformation digitale est une transformation de culture, on n’y arrivera pas ». Les méthodes de changement habituelles ne peuvent pas fonctionner car cette transformation ne peut pas se planifier. Cette transformation ne peut se faire que dans l’action et par confrontation face aux enjeux de rapidité. Beaucoup trop ne jurent que par les comités de direction car selon eux l’adaptation se passe à ce niveau. C’est sur le terrain dans le logiciel mental des collaborateurs que tout se passe.
Pour bénéficier de la puissance de l’intelligence artificielle, nous devons reprogrammer notre logiciel mental collectif.
Le changement culturel pour toute une entreprise prend beaucoup de temps. Cependant, il peut être réalisé de façon locale et par touches successives et continues. Pour cela, trois ingrédients permettent de construire des projets qui transforment le système.
Le premier ingrédient est la réalisation de projets concrets à court terme qui remettent en cause les modes de fonctionnement de l’organisation. Deux défis lancés par la DGA, « Acquérir un drone indoor avec une innovation de rupture en un an » et « acquérir en un an une solution d’intelligence artificielle pour aider à l’interprétation d’images satellites », correspondent à des besoins forts du ministère des Armées qui touchent à des problèmes actuels. Acquérir des solutions en moins d’un an est un véritable challenge pour le ministère des Armées accoutumé à des processus longs de décision et d’achat et à des délais de 3 ans pour le déploiement d’un équipement au sein des Forces armées.
Nombre d’organisations lancent des défis, des hackatons et des projets qui se révèlent peu inspirants du fait des barrières qu’elles se fixent dans la formulation du projet. Il ne peut pas y avoir d’innovation, ni d’intelligence collective dans un projet où tout est fixé, les risques déjà levés et la route complètement tracée.
La Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), agence du département de la défense américaine, choisit ses projets par une ambition scientifique forte. Elon Musk fixe l’ambition de ses projets en fonction des limites de la physique. Il part d’une vision lointaine, vérifie leur pertinence par rapport aux lois physiques et la traduit en objectifs à court terme. Ces ambitions poussent à réfléchir collectivement en dehors du cadre, à trouver des solutions inédites, à explorer des modes de coordination nouveaux. Nous aussi devons choisir des projets, non pas en fonction des limites de notre organisation, mais des limites des lois de l’environnement qui nous entoure. Dans un autre environnement, plus souple, plus dynamique, quel projet pourrait être réalisé avec une grande plus-value pour l’organisation ? Ce projet doit représenter une vision lointaine avec une réalisation à court terme. En France, dans notre culture très hiérarchique et averse au risque, nous avons trop souvent tendance à fixer le budget, le périmètre et le niveau de risque et à faire du délai une variable d’ajustement. C’est la raison pour laquelle nous arrivons souvent trop tard sur le marché ou restons sur une innovation incrémentale. Pour amener le changement, nous devons inverser cette équation, fixer en premier le délai et imposer une mise à disposition aux utilisateurs dans ce délai court.
Nous devons choisir des projets qui challengent les limites de nos organisations et de notre culture.
La réalisation de projets concrets dépassant les limites de l’organisation et de ses modes de coordination permet de produire des précédents qui pourront être communiqués dans l’organisation, de créer des modèles de fonctionnement nouveaux qui pourront diffuser. Concrètement, cela permet de changer le logiciel mental de l’organisation. Pour les défis du ministère des Armées, le fait de passer d’un délai long à un délai court permet de repositionner l’équation. Nous passons d’un objectif de « 20/20 dans 3 ans » à « 12 /20 maintenant ».
Le deuxième ingrédient est le changement de posture de la direction. Elle doit poser les conditions de l’autonomie par une vision inspirante et un challenge pour l’organisation, qui vont toutes deux permettre de guider la prise de décision dans les entités opérationnelles et de façon transverse. La direction doit ainsi se placer davantage comme un coach bienveillant, facilitateur pour les projets correspondant à la vision. La DGA a identifié le besoin de faire de l’innovation ouverte en boucle courte et en s’appuyant sur les technologies civiles. La direction a soutenu les explorations permettant de concrétiser cette vision par l’exemple en soutenant le premier défi sur le drone indoor et sa transformation en processus d’acquisition innovant. Elle a soutenu la relation plus étroite avec les Forces armées, la création d’un circuit court de décision et la transformation des projets issus des défis en opération concrète.
Une posture de coach de la direction et un leadership délégué sur le terrain donnent l’autonomie pour relever le challenge.
Le troisième ingrédient est le leadership du projet d’innovation. C’est certainement le point le plus délicat et le rôle le plus difficile à tenir. Ce rôle est un pivot entre les différentes entités impliquées sur le terrain, entre la culture établie et la nouvelle culture à développer, entre la direction et les équipes, entre les différentes intelligences. Contrairement à un rôle de direction de projet classique focalisé sur la planification et la gestion des risques, ce rôle intègre plus d’intelligence situationnelle et émotionnelle. Comme un jardinier, il doit savoir créer les conditions de l’intelligence collective, capter les opportunités, fertiliser les idées, commencer petit tout en faisant grandir le projet et protéger la culture d’autonomie de l’équipe.
Un projet challengeant à court terme, une direction dans une posture de facilitatrice et un leadership sur le terrain sont les trois ingrédients qui ont permis de faire émerger des projets innovants au ministère des Armées. Ils correspondent à des éléments permettant de changer le logiciel mental collectif de façon à apprendre et à faire apprendre nos technologies.
En synthèse, il y a une réelle menace à ne pas s’adapter rapidement. De nombreux discours insistent sur la menace de dépassement et d’appauvrissement de notre pays liés à notre manque de rapidité. Et pourtant, nous avons des talents exceptionnels mais que nous avons du mal à mettre en valeur du fait de notre aversion à l’incertitude et notre goût du pouvoir. Nombreuses sont aujourd’hui les démarches et les méthodes mises en avant pour innover et intégrer de l’intelligence artificielle. Sans intégrer l’aspect culturel, ces démarches restent artificielles et n’apportent pas de réelle plus-value et de réel changement.
Un horizon nouveau s’ouvre à nous et nous avons tous les talents et toutes les capacités pour affronter cet inconnu. Plus que la programmation d’intelligences artificielles, nous devons reprogrammer notre intelligence collective au travers de projets concrets et « challengeants », en acceptant l’opportunité de l’incertitude. Plus que contrôler, nous devons développer l’autonomie des équipes par une vision inspirante. Plus que planifier, nous devons tester et apprendre, expérimenter et observer.
Selon Andrew Hunt, l’un des auteurs du manifeste agile : « plus qu’une construction, le logiciel est un jardin ». Pour programmer une intelligence artificielle, nous devons jardiner notre intelligence collective.
Article publié dans la revue annuelle de l’INHESJ DefiS.
https://inhesj.fr/sites/default/files/inhesj_files/publications/pdf/defis8.pdf#page=89%E2%80%8B
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Article écrit par
Jérôme BOUQUET
Depuis 20 ans, Jérôme Bouquet fait émerger des projets d’innovation et de transformation dans des environnements contraints et aux enjeux multiples
En alliant l’analyse stratégique et la compréhension émotionnelle des situations, ces projets deviennent de nouvelles dynamiques porteuses de sens et de résultat à long terme
Conférencier à HEC, ESSEC, Science Po, CNAM
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