« No silver bullet » :
Pas de solution magique pour la transformation digitale, la data et l’IA.
En 1987, Frederick Brooks, lauréat du prix Turing, publiait un article intitulé « No silver bullet – Essence and Accident in Software Engineering ». Emprunté aux croyances populaires, Fred Brooks désigne par “Silver Bullet” (balle d’argent) les technologies et les techniques miracles censées, comme par enchantement, apporter des gains de productivité, et ainsi tuer les monstres redoutés de perte de contrôle des projets informatiques.
Après 35 ans, ces réflexions n’ont rien perdu de leur pertinence et sont plus que jamais d’actualité : malgré les belles promesses des technologies, les transformations digitales restent des chantiers périlleux, complexes, difficiles, et sans garantie de succès !
Est-ce à dire que nous ne sommes pas en mesure de voir et d’appréhender toutes les dimensions de ces programmes de transformation digitale ? Que ne voyons-nous pas ? Quelles difficultés nous cachent les technologies ?
Dans son analyse, Frederick Brooks distingue les difficultés intrinsèques des difficultés accidentelles. Le logiciel, qu’on appelle aujourd’hui digital, est une construction conceptuelle et abstraite : des données, des relations, des algorithmes, des fonctions, des prompts, … La complexité intrinsèque du développement de logiciel réside dans la définition et le test de cette construction conceptuelle.
A l’opposé, la complexité accidentelle correspond aux difficultés à programmer, c’est-à-dire à traduire ces concepts dans un langage compréhensible pour la machine.
Si les technologies (IA, système expert, langage de programmation …) permettent de réduire la complexité accidentelle, elles ne permettront pas de supprimer la complexité intrinsèque du digital, liée à sa conceptualisation et à sa définition.
Le succès des transformations digitales repose avant tout sur la maîtrise de cette complexité intrinsèque.
« No silver bullet ».
Nous nous illusionnons toujours des gains importants que pourraient apporter les nouvelles technologies de façon miraculeuse, gains qui pourraient devenir une menace destructrice si nous n’en devenons pas maîtres assez vite.
Nous sommes aveuglés par la conviction que plus de données, plus d’automatismes, plus de connexions, plus d’outils apportent plus d’améliorations, de performance et de pouvoir sur le marché. Dans cette course, appuyées par les benchmarks et les recommandations d’experts reconnus, les directions de la transformation digitale diagnostiquent et planifient les actions pour implémenter toujours plus de solutions. Les équipes doivent s’adapter, acquérir de nouvelles compétences et s’inscrire dans ces nouveaux standards.
Le problème, c’est la solution
Même si cette prescription de solutions technologiques rassure et donne un sentiment de maîtrise à la direction, elle provoque un sentiment d’incompétence et de perte d’identité au sein des équipes, et par conséquence un désengagement néfaste pour la performance. On parle alors de résistance au changement.
Au fond, c’est la manière de conduire le changement focalisée sur la solution technologique qui provoque la résistance. Cette résistance est le signe que nous sommes passés à côté de la complexité intrinsèque du problème que nous cherchons à régler. Nous entrons dans un cercle vicieux où plus la direction explique, plus la résistance des équipes est forte. Plus on pousse des solutions, plus le système humain résiste.
J’ai récemment aidé la direction d’une entreprise industrielle à engager ses équipes dans la mise en œuvre de sa stratégie digitale. Après une période de croissance importante, l’augmentation des retours négatifs des clients et des retards de livraison affecte ses résultats économiques. Elaborée avec le support d’une expertise externe, la stratégie choisie vise à améliorer la performance et la qualité des produits. Cependant, les technologies de mesures automatisées à base d’IA, la numérisation des procédés et l’optimisation de la performance par l’utilisation des données n’emportent pas l’adhésion des équipes. En effet, se sentant dépossédées de leur métier, prises dans un système encore plus complexe où les injonctions de la technologie s’additionnent aux contraintes existantes, elles restent très passives face à l’urgence. Les tensions montent, les équipes n’y croient pas. En fait, la solution technologique empire la situation.
S’appuyer sur la résistance au changement pour comprendre la complexité
Au cours de mon intervention, plutôt que de chercher à réduire cette résistance au changement, je m’appuie dessus pour mettre au jour méthodiquement les croyances et les schémas de penser qui guident de façon invisible le fonctionnement collectif et stratégique de l’entreprise.
Il apparaît que, forte de son expertise, l’entreprise s’est longtemps différenciée par des produits d’excellence de haute performance. Les croyances qui en ont guidé le développement sont devenues des certitudes, des évidences dont on ne parle plus mais qui conditionnent l’organisation, les décisions et l’identité de l’entreprise. Dans cette culture, la stratégie digitale focalise ses efforts sur la performance, vue comme la solution à tous les problèmes.
En fait, cette perspective biaise l’interprétation des retours des clients : plus que la performance, ces derniers attendent désormais de la facilité d’utilisation, de la réactivité et du support. Cela requiert, à l’inverse de l’expertise, de l’écoute, de l’agilité et une approche transversale. Enfermées dans un schéma de performance, les équipes se retrouvent prises dans la situation paradoxale d’augmenter leurs efforts mais de voir la satisfaction client baisser.
La prise de conscience amène à l’apprentissage collectif
Tel un miroir, l’explicitation des croyances que je restitue à la direction rend visibles les angles morts induits par cette culture de l’excellence principalement orientée vers la performance. Au travers des discussions, la définition de l’excellence s’enrichit de critères nouveaux de service, de réactivité et d’adaptation en accord avec la relation que l’entreprise entend développer avec ses clients.
De cette prise de recul naît un nouveau dialogue entre les parties prenantes et induit un changement d’état d’esprit où chacun se sent de nouveau acteur. Chacun repense son rôle, ses interactions et ses compétences. L’organisation entre dans une démarche d’apprentissage. Bien plus que l’acquisition d’un savoir universel technologique venu de l’extérieur, cet apprentissage est une construction collective adaptée au contexte de l’entreprise et à son histoire. Moins focalisées sur les solutions et les outils rationnels, les équipes combinent les points de vue, les savoirs, les données et construisent une nouvelle vision et une nouvelle culture.
Le projet de transformation digitale évolue. Il ne s’agit plus d’outiller une chaîne de contrôle de l’excellence, mais de créer de la transparence et des automatismes pour que chaque acteur puisse gagner en autonomie, améliorer sa performance et sa qualité au service du client. L’expertise digitale peut alors apporter toute sa valeur.
Conclusion
La magie du digital opère lorsque l’on adopte la bonne perspective
Nous pouvons regarder une situation selon plusieurs perspectives, plusieurs lunettes. Certaines nous aveuglent par des solutions reconnues et des projections rassurantes. D’autres, plus abstraites et moins évidentes, nous apportent plus de recul et d’acuité ici et maintenant.
Savoir que l’on doit être au point B et non au point A est une chose. Identifier les leviers et les forces qui permettent de passer de l’un à l’autre en est une autre : cela nécessite de percevoir des dimensions plus complexes et moins immédiates, telles que la dynamique, la vitesse, l’accélération. Dans une transformation digitale, la culture, les croyances et les motivations sont des forces invisibles et complexes qui ont un impact direct sur la dynamique et la trajectoire de l’entreprise.
Une vue systémique des croyances et des représentations liées à la culture d’une organisation nous donne les moyens et le leadership pour construire de nouvelles perceptions, une nouvelle façon de concevoir la situation et l’inflexion que l’on veut y apporter.
On voit ce que l’on croit. On implémente dans la technologie ce que l’on croit. La complexité réside dans ce que l’on ne se représente pas, ce qui est caché par notre culture.
Nos croyances, aussi abstraites et invisibles soient elles, ont un impact très concret sur nos perceptions, nos réalisations collectives et notre performance.
« Il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé », disait Einstein. Tout est question de lunettes et de méthode.
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Article écrit par
Jérôme BOUQUET
Depuis 20 ans, Jérôme Bouquet fait émerger des projets d’innovation et de transformation dans des environnements contraints et aux enjeux multiples
En alliant l’analyse stratégique et la compréhension émotionnelle des situations, ces projets deviennent de nouvelles dynamiques porteuses de sens et de résultat à long terme
Conférencier à HEC, ESSEC, Science Po, CNAM
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